Entretien avec Sepideh Farsi
Votre film a pour titre LE REGARD. Son protagoniste, Esfandyar, a la vue qui se trouble. Est-ce une métaphore de l’exil ? D’autre part, il y a un plan répété qui est celui d’une femme à qui l’on bande les yeux, signe d’une arrestation…
Ces signes peuvent être lus de diverses manières. Il y a l’exil bien sûr, mais aussi le fait que l’Iran est très myope face à son histoire la plus récente. Je veux parler du début des années 80, une période qu’on a trop souvent tendance à oublier. Esfandyar est le nom d’un héros de la mythologie perse. Dans Le Livre des Rois, il est dit qu’il a un corps d’airain, parce qu’après avoir tué un dragon, il s’est baigné dans son sang, ce qui l’a rendu invulnérable. Mais au moment où il plonge dans le sang, il ferme les yeux, qui deviennent donc son point faible et la cause de sa mort. Dans le film, Esfandyar décide de revenir dans son pays, qu’il n’a pas “vu” pendant vingt ans d’un exil vécu en France, au moment où sa vue s’affaiblit. Pour voir une dernière fois ce qu’il ne pouvait ou ne voulait pas voir auparavant.
L’annonce de sa cécité semble vécue par Esfandyar comme une petite mort…
Il demande alors au médecin pour combien de temps il en a encore. C’est le genre de question que l’on se pose au moment de la disparition d’un proche. Combien de temps reste-t-il pour “voir” ce qui est en train de mourir ? C’est ce qui sous-tend Esfandyar dans sa velléité de vengeance, de règlement de compte. Car à travers ce qu’il considère comme une trahison, il refusait de revenir faire un état des choses. Du moins tant qu’il savait qu’il pouvait “voir”.
Esfandyar a un passé lourd, mais ses règlements de comptes sont intérieurs…
Disons que son aveuglement est autant métaphysique que physique. C’est un problème de perception. Ce que l’on ne voit pas, qui n’est donc pas vu, n’existe pas. Et paradoxalement, en perdant la vue, Esfandyar acquiert plutôt une vision intériorisée des choses. Dans une version antérieure du scénario, Esfandyar revenait en Iran après avoir appris la gravité de l’état de santé de son père, mais j’ai finalement préféré que sa décision soit intérieure plutôt que provoquée par un élément extérieur, et qu’il revienne au pays pour se retrouver.
Le retour d’Esfandyar clarifie son rapport au père dont la mort est montrée de façon clinique, ainsi qu’à sa soeur, comme dans la scène où ils fuient ensemble du cimetière au moment de l’enterrement, qui révèle leur côté “enfants terribles”.
La mort du père est montrée de manière minimaliste parce que la mort est un événement très simple, au-delà du pathos, légitime d’ailleurs, qu’il peut y avoir autour. Esfandyar veut vivre cette mort simplement, aussi à cause de ce que son père lui a usurpé. Quant à sa soeur, elle est à la fois extravagante et en même temps l’incarnation de l’innocence. Elle s’habille en rouge pour “crier” la mort de son père. C’est la seule à le pleurer sincèrement. Sa relation avec Esfandyar est forte, parce qu’elle est exempte de l’ombre de trahison qui plane sur tous les autres membres de la famille. Le côté “enfants terribles” de leur relation vient d’une grande complicité entre eux, du fait qu’ils vivent tous les deux un peu en marge.
Le retour est l’occasion pour Esfandyar de s’imposer dans la famille, ce qui crée un problème relationnel avec son jeune frère…
Il y a une ambiguïté de la part du père dans le choix d’Esfandyar comme exécuteur testamentaire, bien qu’il ait été absent depuis si longtemps. C’est peut-être une façon de se racheter de la part du père pour avoir épousé la femme de sa vie. Mais cela attise la jalousie du petit frère qui fait plutôt partie de la génération des “yuppies” iraniens. Fait qui révèle la tendance matérialiste de la jeune génération en opposition à l’idéalisme des gens de la génération d’Esfandyar. Parce que l’Iran, bien que censé être un pays anti-capitaliste, est tout sauf ça aujourd’hui, à cause de la grande pression économique que subit le pays.
Le retour d’Esfandyar lui permet aussi de régler ses comptes à sa manière à un certain “dénonciateur”, lié justement à l’histoire de LA femme…
Sa manière de faire, c’est-à-dire d’épargner l’homme alors qu’il pourrait le tuer, montre comment l’héroïsme et la lâcheté sont les revers de la même médaille. Je suis de cette génération qui a vécu les vagues de répression du début des années 80 et je sais combien il est difficile de prendre position et de juger les gens. Esfandyar épargne le “dénonciateur” parce que, d’une part sa vue se trouble juste au moment d’appuyer sur la gâchette et d’autre part, il montre ainsi à cet homme qu’il n’est rien. Il y a dans le film un plan précurseur : au moment où Esfandyar va chercher le revolver, il voit un cafard sur le sol, mais au lieu de l’écraser, il le retourne et le laisse partir.
Et puis bien sûr, il y a l’histoire d’amour qui ne s’éclaire qu’à la fin…
Je voulais que ce magma de rancoeur et de trouble émotionnel, amoureux et politique, se défasse pièce par pièce comme un engrenage qui se défait cran par cran. Je voulais garder cette partie-là pour la fin du film. Du point de vue dramaturgique, c’est plus juste. Cette attitude presque froide est une façon d’être des Iraniens, surtout lorsqu’ils appartiennent à la grande bourgeoisie, qui sont éduqués à ne pas montrer leurs sentiments. Esfandyar croise donc plusieurs fois dans le film, son amour trahi, en restant toujours très poli comme avec quelqu’un qu’il connaît à peine.
Il y a à ce propos, une séquence étonnante, à l’hôtel, où là encore, il ne se passe pas ce à quoi un public occidental pourrait s’attendre. C’est bien sûr une séquence totalement irréaliste, ne serait-ce que dans l’élégance du filmage…
Complètement. Téhéran est une ville, toute aussi débordante d’activité et folle qu’elle soit, où l’on manque cruellement d’intimité. Ce sentiment existe partout en Iran, mais le manque se ressent plus particulièrement à Téhéran qui est quand même une capitale ! Il est évident qu’un homme et une femme non mariés ne peuvent pas prendre une chambre ensemble dans un hôtel en Iran, mais il s’agit justement d’un hôtel fantôme. Je montre seulement une main qui donne une clef. La scène de la chambre est filmée d’ailleurs sous un angle complètement irréaliste, vue dans un miroir, d’en haut et à l’envers. Esfandyar traverse même l’axe de la caméra dans le premier plan. Une façon de souligner le côté onirique de la séquence. Cette séquence a d’ailleurs beaucoup dérangé la censure iranienne.
LE REGARD serait-il un film sur la peur d’émotions humaines qui malgré la fuite vous rattrapent toujours, même vingt ans après ?
Que ce soit volontaire ou pas, plus on s’éloigne des choses, plus elles vous attirent comme un aimant. Quand on part au loin, il y a un état des choses qui est comme “gelé”, préservé intacte. Je pense que Le Regard est une sorte d’aboutissement d’un règlement de compte que je fais avec mon passé, depuis mon premier court-métrage.
Le héros du Regard est un homme, Esfandyar, mais le film se termine sur le portrait d’une femme, Forough…
C’est elle qui prend l’ultime décision. Pour moi, Forough est, avec Esfandyar, un des deux personnages principaux du film. Ce qui m’intéressait était ce “basculement” d’un personnage à un autre au milieu du film. Sans effet d’annonce, dans un glissement progressif de l’un vers l’autre. Sans qu’Esfandyar disparaisse, Forough devient “moteur”. Cela permet dans un pays où l’on a tendance à émettre des jugements sur tout, de montrer l’impossibilité de juger l’amour. Forough démontre par son acte final, qu’elle détient la liberté de décider de sa vie. En Iran, les femmes ont intérêt à être déterminées sinon elles sont laminées ! Le vrai drame du film c’est l’histoire d’un homme et d’une femme, et la question politique fait corps avec.
Votre position de réalisatrice iranienne vivant en France est unique…
En Iran, on ne sait pas très bien où me situer. Les gens s’étonnent souvent du fait que je connaisse encore si bien le pays, alors que je suis partie il y a plus de vingt ans. Et pour les français, je reste toujours une Iranienne. Et les deux choses sont vraies d’ailleurs… je me sens à la fois très persane et très française !
Entretien réalisé par Michèle Levieux (Septembre 2006)