LA CHIENNE
Un film de Jean RENOIR
Sortie en salles : 17 septembre 2014
Visa n°33382
France,1931, 1h31
Marié à une veuve acariâtre, M. Legrand a un violon d’Ingres : la peinture. Il tombe sous le charme de Lulu, une jeune femme exploitée par un souteneur. Celle-ci va abuser de sa crédulité et provoquer sa déchéance.
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Un monde de faux-semblants
1931, année de la sortie de La Chienne, marque un tournant dans la carrière de Jean Renoir. Alors que ses premiers films, muets, ne l’ont pas encore imposé comme un cinéaste majeur, il lui tarde de se frotter au parlant qui lui semble offrir des perspectives nouvelles. Après avoir tourné en six jours seulement On purge bébé, d’après Feydeau, Renoir s’attelle à l’adaptation de La Chienne, roman de La Fouchardière préalablement monté au théâtre. Pour un – quasi – coup d’essai, c’est un coup de génie : ouvrant la voie du réalisme poétique, le réalisateur signe un formidable drame anarchiste et prouve, par la même occasion, qu’il maîtrise parfaitement la prise de son direct, sans pour autant se laisser entraver par la lourdeur et l’encombrement des caméras de l’époque.
Dans cette sombre comédie humaine, où la veulerie des uns le dispute à la cupidité des autres, tout le monde trompe tout le monde : Maurice Legrand (Michel Simon) qui entretient une liaison, Lulu qui dissimule à son amant sa relation avec Dédé, ce dernier qui passe son temps à mentir, ou encore Alexis Godard qui usurpe l’identité d’un autre. Comme souvent, lorsque les faux-semblants sont déjoués, la tragédie éclate. Chez Jean Renoir, la duperie se retourne contre les conspirateurs, esquissant la dramaturgie d’une implacable fable morale : une fois débarrassé de sa mégère d’épouse grâce à ses manigances, Legrand découvre qu’il a été floué à son tour par Lulu et, réduit à l’impuissance, l’assassine. Cette séquence magistralement mise en scène rompt soudain avec le dispositif traditionnel du champ-contrechamp et fait surgir un point de vue omniscient sur l’action : la caméra s’éloigne des protagonistes pour les cadrer depuis la fenêtre, suggérant l’idée qu’ils sont dépourvus de libre-arbitre et seulement guidés par leurs pulsions. Découpant un espace scénique, l’encadrement de la fenêtre rapproche les personnages des marionnettes de Guignol aperçues dans le prologue.
Profondément novateur, Renoir tourne La Chienne en décors naturels et en son direct. D’où le sentiment d’inscrire le drame dans un cadre quasi documentaire et de dessiner la géographie d’un Paris des petits truands et des marchands d’art. Sans doute pour la première fois dans le cinéma français, les sons réels captés par l’équipe du réalisateur contribuent à instaurer une atmosphère naturaliste : effets de résonance, profondeur des pièces, dialogues interrompus, mots écorchés – Renoir laisse l’imprévu, et la vie en somme, imprégner sa matière filmique, trente ans avant les cinéastes de la Nouvelle Vague. Il consacre également un immense artiste, Michel Simon, qu’il a dirigé quelques mois plus tôt dans On purge bébé : le comédien compose avec génie un personnage médiocre et pleutre qui semble inébranlable face aux assauts de son entourage. Dans la dernière partie du film, derrière sa raideur et ses postures maladroites se révélera en fait un esprit frondeur et libertaire, puisque le modeste caissier, archétype du petit-bourgeois, trouvera dans la clochardisation un espace de liberté anarchiste. Décidément, chez Jean Renoir, les apparences sont toujours trompeuses.