La part animale

Un film de Sébastien Jaudeau

Sortie en salles : 24 octobre 2007
Visa n° 105 436
Les droits d'exploitation de ce film sont échus

Arrivé avec femme et enfant en plein cœur de l’Ardèche, Etienne voit sa vie basculer aux premiers jours de son embauche dans un élevage ultramoderne de dindons Douglas. Au contact de Chaumier, son nouveau patron, et des oiseaux dénaturés de l’exploitation, Etienne se métamorphose …

La part animale - Affiche

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Entretien avec Sébastien Jaudeau

Quel a été votre parcours avant d’en arriver à “La Part animale”, votre premier longmétrage ?

J’ai découvert le cinéma assez tard. Rattrapé par mes obligations militaires, j’ai réussi à faire mon service au cinéma des armées. Cela a été un peu mon école. Là-bas, j’ai fait un court-métrage assez potache qui était le détournement d’une commande et qui s’appelait La Légendaire épopée de Neptune sur le mont virtuel. J’en suis très fier ! Par la suite, j’ai fait des courts-métrages de recherche pour lesquels je collaborais avec des musiciens, des chorégraphes, des danseurs… Plus tard, on m’a proposé de lire La Part Animale, le premier roman d’Yves Bichet. Le livre m’a intimement dérangé, au sens fort du terme.

Vous avez travaillé sur l’adaptation du roman avec Yves Bichet ?

J’ai commencé à travailler avec l’auteur. Puis j’ai repris le projet avec Isabelle Coudrier, une scénariste. Cette version de scénario était presque trop efficace pour moi. J’avais l’impression qu’on était trop loin de l’animalité. Quand on a changé de production, Yves Bichet est revenu dans le jeu. La version définitive du scénario est le fruit de ces différents moments. J’étais content de travailler avec lui car je n’avais pas à me poser la question de l’adaptation. Tout s’est très bien passé avec lui. Je lui ai montré le film terminé très tard. Il reste très proche du projet.

Comment avez-vous abordé le tournage de ce film qui pose pas mal de questions ? Notamment, les dindons, le paysage… C’est-à-dire une technique et un espace très précis qui comportent une dimension pratiquement documentaire.

La fiction et le documentaire se mélangent en permanence à travers les partis-pris que j’ai adoptés… Il y a des choix assez arbitraires et plutôt théâtraux… J’ai fait des repérages assez longs. Je n’avais pas du tout envie d’une représentation archétypale de la campagne française qui me paraissait trop réductrice. J’avais envie de paysages abstraits et intemporels. Si j’avais été trop naturaliste, je ne me serais pas senti à l’aise pour faire le film… On a tourné dans un véritable élevage mais en fin de cycle, c’est-à-dire au moment où les bêtes deviennent moins fertiles. La séquence la plus documentaire de toutes est celle qui montre les bêtes partant à l’abattoir. Nous nous sommes greffés sur le calendrier réel. Ma seule intervention a consisté à choisir les tenues des figurants qui étaient des gens qui travaillaient réellement dans l’élevage; et, j’ai demandé aux acteurs de jouer le jeu, c’est-à-dire de faire leur travail en continu sans leur dire quand je les filmerai.

C’est un film sur le dérèglement dans un monde très réglé…

La plupart des protagonistes sont des êtres en fuite. Ils cherchent à tout maîtriser, à occulter la mort et ils ne savent plus pourquoi ils font les choses, même s’ils les font avec une forme de jusqu’au-boutisme. Que ce soit Chaumier dans sa frénésie d’innover, de gagner de l’argent… Que ce soit Brigitte dans son goût de la romance… Que ce soit le notaire dans son cynisme. Finalement, même s’il y a une espèce d’entente entre ces gens pour préserver un semblant d’équilibre, c’est tout de même un univers déréglé. Je vois Etienne comme une sorte d’ange, un personnage candide sans le moindre à priori qui entre dans ce monde en ayant l’impression que tout est justifié. Il ne se pose pas de questions, il part du principe qu’il est juste là pour bien faire son travail. Etienne a un rapport privilégié aux bêtes, il apprend à leur contact et a un vrai respect pour le travail. Le seul personnage du film qui n’est pas déréglé, c’est sans doute Maria. C’est le seul être qui assume son animalité et sa condition d’être humain avec énormément d’humilité. Elle regarde la mort en face, elle la voit arriver, elle profite de chacun des instants qui lui reste et continue de manifester du désir jusqu’à la fin.

Quelle est la signification de ce beau titre, “La Part animale” ? Est-ce qu’il fait allusion à la mort, au sexe, aux pulsions non maîtrisables ? Ou est-ce que il est réellement lié à la question de l’animal ?

C’est le titre du roman et il est lié à une citation d’un poème de Rilke. J’adorais l’idée que le poème soit dans l’almanach des Postes, qu’un personnage le découvre par hasard, qu’il le lise sans comprendre, mais qu’il ait finalement l’intuition qu’il y ait des résonances par rapport à sa propre trajectoire. Par ailleurs, nous ne confondons pas la part animale et la bestialité. Pour Yves Bichet comme pour moi, entre l’humain et l’animal, le plus sage des deux n’est pas forcément celui qu’on pense. La mort, les animaux vivent avec quotidiennement. C’est ce qu’Etienne apprend au contact des bêtes.

Il y a une dimension un peu abstraite dans le film, liée au paysage, aux courants souterrains, au son…

Je suis très curieux du langage cinématographique et de ses possibilités. J’aime énormément les films dont je ne maîtrise pas les règles et qui me sollicitent beaucoup. J’avais le désir que le film provoque quelque chose qui ne marche pas au même endroit pour chacun, de travailler à chacune des étapes du film à déstabiliser le spectateur et de faire en sorte qu’il libère des choses qui lui appartiennent afin que ces choses viennent se mélanger au film. Cela passe, notamment, par le montage et une certaine déconstruction. Il s’agissait aussi de faire en sorte que les images ne soient pas seulement le support du scénario. Il y a un vrai désir que l’information ne soit jamais une fin en soi. J’avais très envie de faire un film très subjectif. Je voulais vraiment entrer progressivement dans la tête d’Etienne. Je suis aussi parti de l’idée du rêve diurne, du cauchemar éveillé, avec ce sentiment que les choses s’agencent trop bien ou trop mal et qu’on pourrait se réveiller. J’ai énormément joué avec la symétrie, comme avec le deuxième adultère qui est, d’une certaine manière, improbable. C’est d’ailleurs à ce moment qu’Etienne se rend compte qu’il ne peut pas être seulement spectateur de l’histoire. Il est à l’intérieur de l’histoire. J’ai aussi essayé de restituer la manière dont Etienne a vécu les choses, comme si c’était déjà du passé. Le paysage du film est comme un paysage mental, c’est au fond ce qu’Etienne a gardé en mémoire du paysage du film : un barrage, quelques poteaux électriques… C’est comme un récit lacunaire, troué, et le spectateur est obligé de combler les lacunes.

Parlons des acteurs. Comment les avez-vous choisis ? Que leur avez-vous demandés ? Qu’ont-ils apporté au film ?

Ce sont essentiellement des comédiens de théâtre. Sava Lovov, qui joue Etienne, vient du Théâtre du Soleil. J’avais envie d’un casting de gueules. Ma référence c’était la peinture de Caravage. Dans certains films ou certaines peintures, j’ai l’impression que les personnages sont consanguins. Et c’est ce que je voulais. Qu’il y ait une sorte de filiation entre les personnages. Les acteurs étaient souvent d’origine étrangère et c’était important pour que ça « fictionne ». J’avais envie que le pays du film soit un pays théorique, que le spectateur le vive de manière assez abstraite. Le physique des personnages a un rôle à jouer dans cette sensation. Je n’avais jamais vraiment dirigé des comédiens. J’ai eu la chance d’avoir des comédiens qui ont joué le jeu. Je n’ai pas hésité à retravailler les dialogues avec eux. Parfois, quand on relit une scène, on a l’impression d’être piégé par les dialogues. La mise en scène c’est une obligation de se coltiner au réel.

Ce qui est intéressant avec Chaumier, c’est qu’il est un prédateur, un peu le méchant du film mais qu’en même temps, il a d’autres facettes. Il arrive à exister en dehors de ce seul déterminisme.

Je le dois vraiment à Niels. C’est lié à des discussions préliminaires. Je voulais vraiment être le plus respectueux possible avec l’humanité de chacun des personnages. Avec Chaumier, on pouvait avoir le sentiment d’avoir en face de soi un sale type. Pour moi, c’est plutôt une victime. C’est un prédateur mais sa première victime c’est lui-même. Il n’y a rien de plus touchant que des gens qui finissent par ne plus savoir pourquoi ils font mal, pourquoi ils provoquent… J’ai dit à Niels que j’avais envie d’être touché par son personnage, qu’il ne fallait pas l’enfermer dans son rôle de méchant, qu’on soit curieux de son passé même si on ne le raconterait pas. J’avais envie qu’on puisse croire que Brigitte soit un jour tombée amoureuse de Chaumier et qu’il soit d’autant plus dangereux. Il y a toujours un souci d’avoir une tendresse pour Chaumier. Le choix de Niels aurait pu être risqué dans le sens d’un personnage trop manichéen, trop manipulateur. Je ne crois pas que ce soit le cas.

Claire, le personnage de Rachida Brakni est un peu extérieur aux autres. Elle est un peu en rivalité avec le monde dans lequel évolue Etienne…

C’est Chaumier qui va orchestrer la manière dont Claire va apprendre le métier d’Etienne. Pour elle, ce nouveau travail est immédiatement un rival. Le fait que Claire l’apprenne dans la première séquence du film conditionne la trajectoire du couple. Chaumier le fait de manière perverse et joueuse. Il mate son employé en le bizutant. Elle y voit surtout un rapport de force, c’est-à-dire un patron qui humilie son employé devant sa femme. D’emblée, Claire prend la mesure du personnage. Elle désapprouve instinctivement le métier d’Etienne. Elle a l’impression que ce n’est pas naturel, que cela pourraît se passer autrement, et les justifications d’Etienne ne font qu’attiser son exaspération. Je la vois comme une femme gagnée par l’angoisse, qui fait entièrement confiance à son intuition. Très vite, la communication est impossible entre eux et Etienne cherche à la préserver en mettant sa vie familiale entre parenthèses. Dès qu’il commence à découvrir la comédie humaine autour de la ferme, il décide de garder les choses trop violentes pour lui. L’appartement du couple devient une vraie caisse de résonance du dérèglement général. Là où on pouvait penser que le métier d’Etienne allait débrider sa sexualité, au contraire, ça la bride. C’est la part d’animalité de Claire qui est réveillée par l’histoire parce qu’elle est obligée de fantasmer le métier de son mari. Elle bute contre un Etienne presque asexué pendant tout un pan du film. Elle reste instinctive jusqu’au bout. Elle ne fuit pas la réalité, elle cherche plutôt à provoquer les êtres et les choses. Contrairement à Brigitte, Claire n’est absolument pas dans le renoncement. Elle est dans le corps-à-corps.

Extrait de l’entretien réalisé par Thierry Jousse. Entretien complet disponible sur le site dédié au film.